Silvano
Jeter un coup d’œil dans la boîte aux lettres, en rentrant, c’est une habitude des jours ouvrables. La mienne, c’était la première de la rangée de six en aluminium doré, avec fente transparente et nom écrit à l’ordinateur par l’administrateur de l’immeuble. Je compris tout de suite que l’enveloppe solitaire qui s’y trouvait était une lettre. Ça faisait des années que personne ne m’écrivait plus ; il n’y avait que des factures et des pubs qui remplissaient la boîte de temps en temps. Le nom de l’avocat, imprimé avec de gros caractères élégants, ne me dit rien. Je montai chez moi et posai l’enveloppe sur la table de la cuisine. Je mis le plat du traiteur dans le four à micro-ondes et allai me changer. La journée avait été pénible. J’avais ressemelé et remplacé les talons de pas mal de chaussures. Et j’avais fait le double de quantité de clefs. C’est toujours comme ça en début de mois. Les gens touchent leur paie et se précipitent dans les centres commerciaux faire leurs courses. Mon magasin était placé juste en face des caisses de l’hypermarché et il était impossible de ne pas voir l’enseigne « Talon minute ». Les clients me laissaient leurs chaussures ou leurs clefs et passaient les retirer après avoir rempli leur caddy.
La minuterie du four m’avertit que le plat était chaud. Je pris dans le frigo une brique de vin et le fromage et sortis des couverts. J’allumai la télé, évitai les infos et cherchai une émission convenable. Je choisis un jeu où l’on gagnait des prix. Pas mal d’euros si on arrivait à deviner toutes les réponses. L’animateur était un petit gros sympa, la concurrente une enseignante méridionale maigre comme un clou et avec une voix nasillarde insupportable. Elle fut éliminée avant même que j’aie eu le temps de terminer mes lasagnes. Je profitai de la pub pour ouvrir la lettre. Calmement, je nettoyai le couteau avec la serviette en papier et le glissai sous la languette de fermeture.
Cher Monsieur Contin,
Mon client, M. Raffaello Beggiato, m’a chargé de rédiger une demande de grâce. La procédure impose que les parties plaignantes expriment leur avis sur une telle demande. Ci-joint, vous trouverez une lettre où mon client sollicite votre pardon. Tout en comprenant que ce nouveau chapitre de l’histoire judiciaire ne fera que raviver en vous de douloureux souvenirs, je vous invite à la lire avec un profond sentiment d’humanité. M. Beggiato a purgé plus de quinze ans de prison et est actuellement affecté d’une forme grave de cancer dont le cours ne semble pas offrir la moindre chance de guérison. Le désir de mon client est de pouvoir achever son existence en liberté.
Espérant que vous comprendrez le drame humain de M. Beggiato et que vous arriverez à lui pardonner, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.
Maître Alfonso De Bastiani
Mes mains en tremblaient. Je bus une longue gorgée de vin. Puis le jeu télévisé recommença avec un nouveau candidat. Un technicien en informatique de Viterbe. Je ne réussis pas à me concentrer sur la question, mais d’après les applaudissements du public, je compris qu’il avait répondu comme il fallait. L’animateur résuma les points principaux de la compétition, puis annonça une nouvelle pause publicitaire. Je sortis l’autre feuille de l’enveloppe.
Cher Monsieur Contin,
Je me permets de vous écrire uniquement parce que je suis désespéré. J’ai appris que j’étais malade d’un cancer et que je n’avais aucune chance. J’ai fait quinze ans de prison. Je sais que c’est pas beaucoup pour les crimes horribles que j’ai commis mais la maladie mettra fin de toute façon à la peine. Je vous demande de me pardonner et de donner un avis favorable à mon recours en grâce. J’ai qu’un désir, c’est de pouvoir mourir en homme libre. Je me rends compte que je vous demande d’avoir pitié pour l’homme qui vous a volé ce que vous aviez de plus cher au monde, mais vous êtes différent de moi et vous êtes sûrement capable d’un geste aussi noble.
Raffaello Beggiato
Le jeu reprit. La question suivante concernait un épisode de la vie privée d’une chanteuse célèbre. Une de celles qui rendent fous les gamins. Le concurrent était devenu tout pâle. Il avait perdu son assurance et son sourire ; il ne connaissait pas la réponse. Je pris la télécommande et éteignis la télé.
Je relus la lettre de Beggiato. L’assassin, ce connard, ce fils de pute, demander mon pardon ! Je froissai les lettres et les jetai à la poubelle. Pour moi, le pardon était un sentiment qui faisait partie d’une autre vie, avant que la mort n’enveloppe mon existence. Que le cancer soit en train de le faire crever n’était que justice. Tout comme il était juste que Beggiato souffre jusqu’au bout. Et en taule, bien sûr. Entouré de condamnés à perpétuité et de matons, sans affection ni consolation. Sa mort ne soulagerait pas la douleur qui depuis quinze ans dominait ma vie, envahissant tout mon quotidien, sans trêve ni repos. La douleur battait comme celle d’une blessure infectée mais m’aidait à me sentir vivant et à m’orienter dans l’immense obscurité de la mort. L’annonce de la fin du meurtrier titilla ma curiosité. Comment mourrait-il ? Durant toutes ces années, j’avais appris à classifier les instants du trépas. Il y a ceux qui meurent dans leur sommeil et qui ne s’aperçoivent de rien. Et il y a ceux qui passent dans une vie meilleure à l’improviste, juste le temps d’une pensée à peine ébauchée. Mais ça, ça n’arrive qu’aux adultes. Enrico, mon fils, à huit ans savait très bien ce que c’était que la mort, mais il avait trop peur pour se rendre compte du risque. Il avait entendu le coup de feu et senti la traînée brûlante que la balle creusait dans son petit corps. Et sa vie avait cessé après une poignée de secondes. C’est ce que m’avait dit le médecin légiste et quand je lui avais demandé si mon fils avait eu le temps de voir l’obscurité de la mort, il m’avait mis une main sur l’épaule, débitant des paroles de circonstance. Pourtant, ma question n’était pas dénuée de sens. J’étais avec Clara quand elle est morte à l’hôpital et elle, l’obscurité, elle l’a vue.
— C’est tout noir, Silvano, m’avait-elle dit à voix haute en me serrant fortement la main. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir.
Noir, peur. L’immense obscurité de la mort. Il y a ceux qui, comme Clara, meurent après l’agonie. Et c’est la pire façon de s’en aller. Les traits du visage défaits, les membres contractés. C’était ça la fin que le destin devait réserver à Raffaello Beggiato, l’assassin.
Je mis de l’ordre dans la cuisine puis je sortis du tiroir les photos de Clara et d’Enrico. Elles n’étaient pas le souvenir de moments heureux. Non, ces photos-là étaient enfouies dans des boîtes qui renfermaient ma vie précédente dans un garage en location. Les seules photos que je gardais près de moi avaient été prises sur le lit en acier de l’institut médico-légal. J’observai le thorax ouvert et saccagé par les bistouris de ma femme et de mon fils. La douleur battit plus fort en moi et un coup monta de l’estomac jusqu’à la gorge, mais de penser que Beggiato était malade ne me fit pas pleurer. Ce pauvre connard pensait que j’étais capable de gestes nobles. Pour pardonner, il faut éprouver des sentiments, avoir une vie. Or, tout ce qui m’était resté, je le tenais là, dans la main.
Avant, j’étais un homme heureux de sa vie. J’étais représentant en vins de marque. J’avais une secrétaire et je me déplaçais en Mercedes. J’avais une femme et un fils. Une famille, des amis. Clara était une jolie femme. J’étais tombé amoureux d’elle à une fête et on s’était mariés deux ans après. J’aimais son corps et son envie de vivre. Enrico était arrivé trois ans plus tard. Un gosse doux et insouciant. Treize ans de vie commune. Et puis, Enrico et Clara avaient croisé la route de Beggiato et de son complice et tout s’était arrêté. Pour eux et pour moi.
Ce jour-là, je me trouvais chez un marchand de vin. J’étais en train de placer un des premiers Cabernet Sauvignon vieillis en fut, quand était arrivé le coup de fil de ma secrétaire.
— Silvano, cours à l’hôpital, Clara a eu un accident.
Dans le couloir du service, il y avait trop de policiers pour un simple accident. Un médecin me dit de faire vite, Clara n’en avait plus pour longtemps.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Des voix très excitées qui se chevauchaient avaient ébauché une fatalité tragique.
— Et mon fils, il est où ? Il va bien, hein ?
Le mensonge charitable d’un lieutenant m’avait fait entrer dans la salle de réanimation en ne m’inquiétant que pour Clara. J’en étais sorti en me demandant comment j’allais faire pour l’annoncer à Enrico. C’est seulement à ce moment-là que j’ai su la vérité. Un braquage, deux morts, un criminel arrêté, l’autre en fuite.
De ces événements je ne garde que des souvenirs confus. À l’enterrement, il y avait énormément de monde. Une série infinie d’embrassades, de mains serrées, de paroles de réconfort.
Ma photo avait fini dans tous les journaux à côté de celle de Clara, d’Enrico et de leurs assassins. En ville, tout le monde me connaissait. Je ne pouvais aller nulle part sans que quelqu’un m’arrête. Je faisais de la peine à tous. Je compris aussitôt que je devais changer de boulot. Je ne pouvais plus me présenter chez un caviste ou dans un resto pour proposer mon échantillonnage de grands vins. Pour les vendre, il faut sourire, raconter des blagues et des anecdotes, se montrer brillant et désinvolte. Or, moi j’étais celui à qui on avait tué sa femme et son fils. Et mes clients s’en souviendraient toujours, jugeant chacune de mes paroles. De toute manière, le travail, c’était pas un problème. J’avais assez d’argent de côté pour démarrer une nouvelle activité.
Mon esprit était occupé par une seule et unique pensée : la capture du complice de Beggiato. La police n’avait aucune idée de qui c’était et Beggiato ne l’avait pas balancé. L’idée qu’il circule paisiblement en toute liberté me rendait littéralement fou. Je me présentais tous les jours au commissariat central. Le commissaire Valiani, chargé de l’enquête, secouait la tête, écartait les bras et bougonnait des phrases toutes faites.
Je pris la décision d’enquêter pour mon propre compte. Par l’intermédiaire de l’avocat qui me représentait au procès en tant que partie civile, j’entrai en contact avec un détective privé. Un ancien brigadier des carabiniers qui me soutira pas mal de fric. La seule chose qu’il m’apprit, c’est que le meurtrier avait eu une liaison avec une pute d’un night-club, une certaine Giorgia Valente.
Je me fis passer pour un client mais elle me reconnut tout de suite. Sans y aller par quatre chemins, elle m’avertit, je cite, de ne pas lui casser les couilles. Je la menaçai de donner son nom à la presse et elle changea d’attitude. Elle me dit qu’elle ne savait rien du braquage. Beggiato la tenait à l’écart de ses activités. Elle m’expliqua que dans le milieu, les putes, on ne leur accorde aucune confiance. Beggiato fréquentait un certain nombre de types. La fille me fournit une liste de noms que je remis ensuite au commissaire Valiani. Mais aucun d’entre eux ne fut inquiété.
La recherche de l’autre braqueur m’empêchait de me laisser aller complètement. Je craignais le moment où je devrais affronter la réalité. Amis et parents m’étouffaient de leurs attentions. Je me mis à les éviter. En particulier mon père et ma mère. Sous prétexte de m’apporter à manger, ils venaient presque tous les jours chez moi, encore empli de la présence d’Enrico et de Clara. Ils n’arrivaient pas à contenir leurs larmes plus de quelques minutes et je ne pouvais pas, en plus, porter le poids de leur désespoir.
Un an plus tard environ, ce fut le procès en cour d’assises. Mon avocat tenta de négocier un accord avec le nouveau défenseur de Beggiato : le nom de son complice en échange de l’appui de la partie civile pour demander une peine moins lourde que la perpétuité. Rien à faire. L’accusé avait décidé de garder une attitude cohérente avec la morale du milieu et de risquer la prison à vie.
Beggiato se présenta dans un costume bleu et avec une cravate voyante. Il ne tourna jamais son regard dans ma direction. Moi, par contre, je le scrutai. C’était un trentenaire comme tant d’autres ; il ne ressemblait en rien aux criminels des téléfilms. Il ne paraissait pas être le type à sortir de chez lui, à enfiler un passe-montagne et à tirer sur un gamin de huit ans et sur sa mère. Lorsqu’il fut interrogé, il répondit par monosyllabes. Le président de la cour lui demanda par trois fois de donner le nom de son complice mais il continua de répéter qu’il ne pouvait pas le faire.
Le ministère public fut sans pitié et efficace. Il requit le maximum de la peine et je remarquai deux jurés qui acquiesçaient de la tête avec décision. L’avocat de la défense se borna à demander la clémence, son seul argument fut l’inutilité de la prison à vie au regard de la réinsertion sociale du condamné. Un océan de conneries. Tout le monde en ville voulait une sentence exemplaire. Pendant les suspensions d’audience, les journalistes m’approchaient et m’interviewaient avec tact. La mère de Raffaello Beggiato, une femme négligée et au désespoir, les chassait en les mitraillant d’insultes.
L’accusé fit une déclaration avant que la cour n’entre dans la chambre des délibérations. Il rabâcha pour la énième fois que ce n’était pas lui qui avait tiré et qui avait tué. Le juge eut un haussement d’épaules. Du blabla inutile.
Lorsque le président prononça le mot « perpétuité », l’assistance éclata en applaudissements. Beggiato, pâle comme un linge, ne broncha pas.
Un journaliste m’arrêta à la sortie du tribunal et me demanda :
— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
Je n’avais pas envie et encore moins d’énergie pour recommencer à vivre. Le curé m’avait exhorté à trouver la force en Dieu. J’étais resté profondément secoué par son homélie à l’enterrement vu la banale simplicité de son remède : la foi nous aidera à surmonter la douleur du décès et un jour nous nous retrouverons tous devant Dieu qui entre-temps nous aime et nous observe du haut des deux. Amen. J’avais abandonné l’Église très longtemps auparavant, une fois sorti du lycée. Non pas pour des raisons idéologiques ou après je ne sais quel tourment intérieur, mais tout simplement parce que la religion m’était étrangère. Je trouvais ridicule de s’adresser à un être supérieur. C’est tout. Un cousin psychologue m’avait conseillé de me faire suivre par un spécialiste pour m’aider à faire mon deuil. Tout le monde, sans exception, souhaitait que je refasse ma vie. Je n’ai même pas essayé. Pour moi, ce n’étaient que des paroles vides et fausses parce que je ne possédais pas les instruments pour affronter rationnellement la mort. Je ne pouvais me réfugier dans la foi et la psychanalyse m’était tout aussi étrangère que la religion. J’étais Silvano Contin, mari et père de deux victimes du crime. La ville ne pardonnerait jamais mon retour à la vie. Bien sûr, j’aurais toujours pu partir ailleurs pour essayer de tout recommencer à zéro. Mais ce que personne n’avait compris, c’était que maintenant mon existence était enveloppée par l’immense obscurité de la mort. Comment aurais-je pu aimer une autre femme ou élever un autre enfant avec le souvenir continu de la voix de Clara qui hurlait : « C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir » ?
Ces mots scandaient désormais le temps de ma vie, estompant couleurs et saveurs. Je pouvais seulement survivre avec ma douleur en espérant que l’autre criminel soit lui aussi pris et puni. Son arrestation n’améliorerait pas ma vie mais au moins j’aurais réglé mes comptes et peut-être que mon sentiment d’égarement qui, parfois, m’empêchait de réfléchir sérieusement, disparaîtrait.
Je vendis mon appartement et m’établis dans un immeuble neuf et anonyme de banlieue. Tout ce qui rappelait mon passé, je l’avais emballé et enseveli dans un garage que je louais au mois et dont je n’avais plus jamais franchi la porte.
Avec mes économies, j’ouvris un magasin dans un nouveau centre commercial à une dizaine de kilomètres de la ville. Un boulot facile, qui me permettait d’avoir des revenus décents et des rapports superficiels avec les clients.
Ce fut plus difficile de me détacher des affections et des amitiés. La famille de ma femme, coup de chance, décida de son côté de rompre tout lien avec moi. Par contre, c’était vraiment pénible de fréquenter mes parents, même si je ne les voyais que le dimanche et lors des fêtes obligées. J’étais fils unique et Enrico était donc leur seul petit-fils. Des paroles banales alternaient avec de longs silences et des sanglots soudains, interrompus par des mots de haine à l’égard de Beggiato et de son mystérieux complice. En l’espace de trois ans, mes parents moururent tous les deux. Mon père terrassé par un infarctus au supermarché. Ma mère, frappée par un ictus, décéda pendant son sommeil.
Avec les années qui passaient, je changeais également d’aspect. Je perdis mes cheveux, pris quelques kilos et commençai à m’habiller dans les grands magasins. Avant je ne me servais que dans les boutiques les plus chics. J’y allais toujours avec Clara, c’était elle qui choisissait ; elle avait du goût. Si quelqu’un me reconnaissait dans la rue, il faisait comme s’il ne m’avait pas vu. De mon côté, je ne faisais rien pour encourager le salut. Je baissais les yeux et filais. L’embarras faisait dire aux gens les choses les plus stupides.
Pendant ce temps, l’avocat de Beggiato tentait de sauver son client de la perpétuité. Je ne me présentai pas au procès d’appel ni au jugement final en cassation. C’était clair que Beggiato ne parlerait plus et la présence de mon défenseur était plus que suffisante pour me représenter. La prison à vie fut confirmée et l’assassin purgea aussi trois ans en isolement.
Longtemps, j’avais continué à me présenter au commissariat. D’abord une fois par semaine, puis une fois par mois, jusqu’à ce que le commissaire Vaiiani en ait marre et me dise de ne plus l’emmerder. L’affaire était classée. Beggiato avait pris perpète et son complice s’en était tiré. Les flics étaient des êtres humains, qui faisaient ce qu’ils pouvaient. Tout ce qu’ils pouvaient.
Pendant un certain temps, j’avais fréquenté le bijoutier victime du braquage. Sa femme et lui m’avaient fourni la liste des bijoux volés et m’avaient aidé à reconstruire une carte de leurs collègues crapuleux qui auraient pu jouer les receleurs. Ce fut un nouvel échec. Le butin avait disparu de la circulation, comme l’autre braqueur.
La seule personne qui restait liée, au fond, à l’affaire, c’était Giorgia Valente, la pute amie de Beggiato. Je retournai la voir plusieurs fois. Beggiato lui écrivait et je la payais pour lire les lettres. Il n’y avait rien d’intéressant pour mon enquête. Beggiato semblait résigné et, comme tout détenu, il pérorait sur le sexe, racontait qu’il se masturbait en rêvant de son petit cul et d’autres choses de ce style. Moi aussi, ça faisait un moment que je n’avais plus d’activité sexuelle. Certaines nuits, il m’arrivait de rêver de Clara quand on faisait l’amour. Quand je me réveillais, je fouillais de la main dans le lit vide. Je ne l’avais jamais trompée parce que je l’aimais et qu’elle avait toujours été une maîtresse passionnée et pleine d’imagination. Elle aimait faire l’amour. Et puis, elle était belle. Putain, qu’elle était belle ! La copine de Beggiato en revanche avait un visage désagréable et vulgaire et un corps qui avait tendance à grossir. Une fois, en lisant le énième rêve érotique du meurtrier, je me mis à bander. Je payai la pute pour la sodomiser et lui donnai un supplément pour qu’elle l’écrive à l’autre connard.
Je n’ai jamais su si elle l’a vraiment fait ou pas. Je crois que non. Mais de ce jour, je continuai à la voir une fois par mois même quand se termina l’échange épistolaire avec son taulard d’ami. Je ne fréquentai personne et encore moins les femmes. Mais de temps en temps, il fallait que je me défoule et le cul de l’ex de Beggiato me semblait ce qu’il y avait de mieux. Avec le temps, elle avait grossi et s’était déformée, mais pour ce que je voulais faire, ça suffisait largement. Elle ne bossait plus dans les boîtes mais tapinait dans un mini appartement en banlieue, à l’autre bout de la ville. Je lui téléphonais, fixais un rencard et je restais avec elle une vingtaine de minutes.
— On va finir par vieillir ensemble, avait-elle dit une fois tandis qu’elle me mettait la capote.
Mais malgré son antipathie à mon égard, elle n’a jamais refusé mon fric. Peut-être qu’elle avait peur de moi ou que, d’une certaine façon, elle voulait m’indemniser. Je ne le lui ai jamais demandé. Je la méprisais parce qu’elle avait été avec Beggiato. Pour moi, elle n’était qu’un trou pour me satisfaire.
Parfois, quand j’allais à l’enterrement d’autres victimes du crime, je m’habillais avec soin, prenais ma voiture et partais vers des villes et des villages que je n’avais jamais visités auparavant. J’entendais la nouvelle au JT, puis je m’informais sur le lieu et l’heure des funérailles, et j’y allais. C’était le seul moment où je partageais quelque chose, bien que de façon anonyme, avec d’autres personnes que, par ailleurs, je ne connaissais absolument pas. Je prenais place au fond de l’église et observais les visages des parents dévastés par la douleur. J’écoutais les cris d’adieu désespérés. Puis, avec diligence, je me mettais dans la file pour présenter mes condoléances. Je serrais les mains de gens hébétés qui ne se rendaient pas encore compte de l’abîme dans lequel ils avaient été précipités. Avant de repartir, je me mêlais aux curieux, écoutais les commentaires, nourrissant ainsi ma douleur de banalités.
Le reste de ma vie était absolument monotone et répétitif. Je me levais, j’allais travailler, je rentrais, télé et au lit. Le soir, je ne sortais jamais. Je ne cuisinais pas non plus ; j’achetais presque toujours des plats tout faits chez le traiteur. Du jour où j’avais perdu Enrico et Clara, je n’avais plus bu un vin digne de ce nom. J’achetais du pinard en pack. Qui me servait uniquement à faire passer ce que j’avalais. J’avais perdu le sens du goût. Tout me paraissait identique et insipide. Je gardais au fond de la gorge l’odeur douceâtre de la morgue où j’étais allé reconnaître le corps de mon fils. Le samedi soir, je me soûlais. Vin et brandy Vecchia Romagna. Quand l’alcool me brouillait l’esprit, je mettais le casque de la chaîne pour ne pas déranger les voisins et je dansais lentement en écoutant les chansons des Pooh[1]. Clara les adorait. Puis je m’écroulais sur le lit. Le dimanche, je me levais avec la gueule de bois, j’allais au cimetière changer les fleurs sur les tombes et puis je rentrais pour faire le ménage, comptant les heures avant de pouvoir retourner au travail. Du comptoir de mon magasin, je pouvais observer les gens qui avaient une vraie vie. Une vie normale, banale. Mais je ne les enviais pas. J’étais conscient que l’obsession de la mort m’avait fait dépasser les frontières de la normalité, mais je ne pouvais rien y faire. C’était pas ma faute : un jour étaient arrivés les meurtriers, comme une armée d’envahisseurs qui saccagent et dévastent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage. Et aux survivants, il ne leur reste plus qu’à se souvenir et à vivre dans le malheur absolu. Le problème était de feindre la normalité et de dominer ce cri qui me gonflait la poitrine de plus en plus souvent : « C’est tout noir, Silvano. Je vois plus rien, j’ai peur, j’ai peur, aide-moi, c’est tout noir. » Moi aussi, j’aurais voulu hurler jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort.